CHAPITRE II

Comme chaque cycle, les proues effilées des fiers vaisseaux de pêche d’Arkenand fendaient les flots dès la fin de l’hiver. Depuis six siècles d’indépendance, Arkenae la Mer d’Argent leur offrait l’immensité de sa liberté. Par-delà les Monts du Levant, Muk-Bar étirait ses rayons qu’irisaient de lourds panaches noirs, preuves d’une récente colère tellurique des Marches de Feu. Droit au sud, les dents acérées de l’archipel d’Iclade se découpaient à contre-jour, tandis que le vent du nord-est amenait d’au-delà des plaines l’air glacial du sauvage océan d’Etanae. Rigueurs d’un hiver finissant.

Toutes voiles dehors, les bateaux se hâtaient vers leurs lieux de pêche, rêvant d’une nouvelle moisson à ramener aux ports de Steige ou Kelaroas. L’allure soutenue qu’ils maintenaient offrait l’occasion d’aller plus loin que de coutume, là où le poisson abonde, juste au large d’Iclade.

Le panache qui obscurcissait Muk-Bar au-dessus des Monts du Levant s’étendait à présent sur l’est, poussé par le souffle glacial. L’éruption avait dû être particulièrement impressionnante. Pourtant, aucune secousse n’avait ébranlé les villages des pêcheurs ces jours derniers.

Finn se tenait à la proue du Flamboyant, un œil sur les lourds nuages qui s’amoncelaient sur l’horizon. Le vent forcit avec une brutalité surnaturelle. Ronchonnant dans sa barbe blonde, le colosse se retourna vers le pont du bateau. Les filets ramenaient des centaines de livres de poissons d’argent frétillants qui laissaient présager une pêche providentielle. Quel dommage !

— Ecrasez la toile ! hurla-t-il en mettant ses mains en porte-voix.

Surpris, trois matelots levèrent les yeux vers leur imposant capitaine.

— Amenez la toile immédiatement ! Il se prépare un grain qui ne me dit rien qui vaille !

On pouvait estimer la fiabilité des jugements de Finn à la frénésie qui s’empara du bateau. Quatre marins surgirent des entrailles du vaisseau pour aider à la manœuvre. Une vague plus grosse que les autres déversa son écume sur le pont, reprenant au passage une part des poissons que les hommes tentaient d’arracher à la mer.

Agrippé à la rambarde Finn fulminait en regardant deux incapables se démener dans les voiles. Les flots grossissaient à vue d’œil. Comment avait-il pu se laisser ainsi surprendre par un changement de temps ? La proue du Flamboyant s’enfonça soudain dans les vagues écumantes et Finn vit un objet  – un corps ? — s’abîmer du mât dans les flots. Il n’eut pas le loisir de s’en préoccuper car un éclair sombre glissa sur le côté : les premiers récifs d’Iclade affleuraient déjà !

— La toile ! Amenez cette toile, bande d’abrutis ! Vous allez tous nous tuer !

D’un bond rageur il fut sur le pont principal. Devant lui un marin épouvanté hésita entre se jeter à plat ventre ou s’envoler dans les gréements ; Finn renifla avec mépris. Le Flamboyant tanguait dangereusement. Dans le creux d’une vague, une nouvelle tache sombre passa sur tribord : ils arrivaient sur Iclade beaucoup plus vite qu’il ne l’avait cru. Ses récifs, tranchants comme autant de rasoirs, allaient bientôt les prendre au piège.

Empoignant une corde, Finn se hissa dans la mâture. Le vent hurlait plus fort encore lorsque l’on quittait l’abri illusoire du pont, mais il fallait à tout prix écraser cette voile qui entraînait le bateau vers sa perte. Tel un automate, il grimpait toujours plus loin de l’écume qui balayait le pont, désormais nettoyé de toute trace de la pêche miraculeuse. La proue s’enfonça par bâbord, créant un roulis dangereux pour les hommes perchés dans les gréements. Finn émit un juron tonitruant, sans pour autant arrêter sa progression et rattrapa le dernier marin encore cramponné aux cordages.

Tel un démon enragé, le vent continuait à forcir. Des murs d’écume se creusaient tout autour du Flamboyant et le ciel roulait de gigantesques masses sombres. Malgré l’urgence, la soudaineté de ce déchaînement intriguait Finn. De toute la force qui restait à ses doigts gourds, il écrasait la toile. Concentré sur cet ultime espoir d’échapper au naufrage, le monde disparaissait autour de lui. Il ne vit même pas tomber son dernier marin.

Il lui parut tout à coup flotter dans les airs. Comme dans un rêve, son bateau décolla sur la crête d’une immense lame, puis la mer se retira sous lui en un gouffre écumant. Il eut à peine le temps de réaliser la présence des monstrueuses dents de granit d’Iclade... et le Flamboyant se disloqua dans une avalanche liquide, fracassé contre les rocs meurtriers ! La vague suivante balaya en un clin d’œil puis dispersa tous les débris du fier vaisseau de pêche.

Suffoquant dans sa prison marine, Finn avait l’impression d’être encore accroché à la mâture : ses doigts serraient toujours un gréement, mais l’air semblait s’être changé en eau tandis que les rafales de vent s’étaient faites vagues et courants. A intervalles réguliers, tel un bouchon dans un tonneau de bière secoué, Finn refaisait surface. A chaque émersion il aspirait avec l’énergie du désespoir de grandes goulées d’air salin ; toute notion de temps disparut de son esprit tendu vers la survie.

Petit à petit, il lui parut que sa situation se stabilisait. Le stade de l’épuisement était déjà bien dépassé mais le rondin qu’il cramponnait s’avérait être une bouée plus fiable qu’il ne l’aurait escompté. Dans ses périodes d’immersion, le plus terrible était la perte des repères. L’eau glauque et écumante le roulait sans qu’il ait la plus petite chance de pouvoir dire dans quelle direction se trouvait la surface. De temps à autre des frôlements, ou l’apparition de masses plus sombres, lui laissaient supposer que les récifs l’environnaient toujours.

Enfin, alors qu’une fois encore il émergeait, ayant abandonné un peu plus de son énergie au fond de l’eau, le gréement sembla se ficher dans un obstacle solide. La vague qui le portait le souleva et le fit culbuter dans les airs. Il retomba lourdement sur une surface dure, puis plongea dans la nuit.

Régulièrement, une présence humide et froide revenait vers Finn, comme une vague essayant inlassablement de le happer ; puis la douleur s’imposa à son esprit, sans qu’il pût la localiser. Lorsqu’elle reflua, comme cette mer qui paraissait l’avoir abandonné, il replongea dans une totale obscurité.

Une lueur naquit avec lenteur ; elle devint tâche incandescente et lointaine ; des crépitements... Finn s’éveilla. Il était allongé dans un lieu sombre. Face à lui, brûlait le feu d’une cheminée près de laquelle se découpait une silhouette rabougrie. Il voulut bouger, mais une violente douleur dans la jambe gauche le lui interdit, lui arrachant un cri de surprise plus que de souffrance. L’inconnu réagit à ce bruit et parut se retourner, quoique le manque de clarté n’aurait pas permis à Finn d’en jurer.

— Tu es réveillé, pêcheur ? s’inquiéta une voix chevrotante.

Finn aurait voulu parler, mais sa gorge desséchée l’en empêcha. Pour toute réponse, il se redressa sur les avant-bras. Une odeur inhabituelle, presque désagréable, semblait se dégager d’un chaudron accroché dans l’âtre. La silhouette s’approcha : c’était un très vieil homme édenté au visage parcheminé, qui claudiquait en s’appuyant sur sa canne. Il se pencha vers Finn et mit sa main sur le front du marin. L’odeur épouvantable de vieux bouc qui émanait du bonhomme fit regretter à Finn ce geste pourtant amical.

— Tu pues, vieil homme ! croassa Finn avec une horrible grimace pour tout remerciement.

— Sans doute autant que toi, pêcheur, répondit le vieux sans se formaliser.

Le marin grogna une excuse et se rallongea, épuisé par ce maigre effort.

— De toute façon, que ça te plaise ou non, tu devras supporter ma présence pendant quelque temps. Au moins celui qu’il faudra pour que ta jambe guérisse : j’ai réduit la fracture, mais l’os doit se ressouder ; nous boiterons ensemble l’espace d’une dizaine de sertes.

— Que m’est-il arrivé, vieil homme ?

— Beaucoup de choses : la mer n’a pas voulu te garder, la mort non plus, alors elles t’ont rejeté à une centaine de pas de chez moi, sur l’un des rares îlots mineurs d’Iclade qui soient habités. D’après les signaux de fumée transmis d’île en île à la fin de la tempête, tu dois être le seul et unique survivant de toute la flottille de pêche de Steige. En tout cas, de tous ceux qui étaient en mer ce jour-là. Il faut que tu sois béni des dieux !

— Il n’y a aucun autre survivant ? ! Tu te moques de moi, vieil homme ?

La gorge de Finn se noua, de peur rétrospective plus que de chagrin.

— Je suis très sérieux, marin... mais tu peux m’appeler Agra. Sans doute me nomme-t-on aussi Agra-l’ermite, car je vis seul avec quelques chèvres sur ce bout de rocher. Pour ce qui est de mes bêtes, je crois comprendre que tu t’en étais rendu compte à l’odeur. Et toi, tu as un nom ?

— Finn. Finn de Steige, capitaine du Flamboyant, s’étrangla le marin. C’était un bon navire... As-tu vu une épave sur cette côte ?

Agra secoua négativement la tête.

— Tout ce gâchis ! Il y avait deux cycles que j’avais enfin pu me mettre à mon compte et voilà que tout est à refaire... Et tous les amis que j’ai perdus dans cette maudite tempête... La flotte de Kelaroas a-t-elle été touchée, elle aussi ?

— Je ne sais pas : ici les nouvelles sont rares, mais les signaux de fumée ont peu parlé d’épaves ou de cadavres de Kelaroas. Je pense que la vieille rivalité entre les deux grands ports d’Arkenand va renaître.

— As-tu de la bière, Agra ? J’ai la gorge sèche et le cœur lourd.

— Tu dois aussi avoir le ventre vide... et je ne bois rien d’autre que le lait de mes chèvres.

Finn poussa un soupir résigné tandis qu’Agra se redressait avec peine pour revenir vers le foyer. Il prit une écuelle culottée de suie et la remplit d’une grande louche du contenu du chaudron. Le marin découvrit avec stupeur un mélange de viandes caprines et de racines inconnues.

— Mange ça, c’est reconstituant. Je vais te chercher du lait.

Agra ouvrit une porte sur la gauche de Finn, que celui-ci n’avait pas remarquée tant l’intérieur de la cabane était maculé de noir de fumée. Par l’ouverture, il sentit l’air salin d’Arkenae, comme un mauvais rêve, et entrevit la lumière glauque d’un jour de pluie sur un îlot battu par les vents. Il resta seul face à son écuelle à l’odeur écœurante : un plat tout juste bon pour les sauvages de Quathân. Mais son estomac hurlait famine et il se jeta dessus, pensant avec nostalgie aux blaves fumés et à la bière mousseuse des auberges de Steige... même une taverne de Kelaroas aurait fait l’affaire.

Au bout de deux sertes Finn était assez fort pour se lever, mais il dut patienter trois jours de plus avant de sortir, soutenu par une des vieilles cannes d’Agra. Malgré la bruine printanière, il était heureux d’échapper enfin à l’atmosphère enfumée du réduit. L’air était devenu plus chaud que lorsqu’il avait appareillé de Steige, sous la neige molle d’une fin d’hiver particulièrement rude. Le marin se dirigea vers la côte rocheuse déchiquetée à proximité du refuge. Celui-ci était en fait l’épave d’un bateau de pêche de Kelaroas, renversé contre un escarpement par une tempête plus violente que les autres.

Finn retrouva sans peine l’endroit où la mer l’avait rejeté. Le ciel restait lourd de menaces et les vagues continuaient à battre l’îlot, comme si Arkenae regrettait ce geste de clémence à son égard. Il demeurait frappé de stupeur au souvenir du déchaînement brutal des éléments. La perte du Flamboyant  – toute sa fortune  – ainsi que celle de ses sept jeunes matelots, et sans doute d’un grand nombre de ses amis, n’avait pas jusque-là pénétré sa conscience ; mais lorsqu’il plongea son regard dans les flots gris qui roulaient d’anciennes colères, l’horreur des drames qu’ils recelaient parut le submerger. Comme tous les fiers pêcheurs d’Arkenand, il était avant tout un guerrier à l’éducation rudimentaire ; il crut d’abord que les embruns lui mouillaient le visage mais, quand son nez se mit à couler, il comprit qu’une chose extraordinaire lui arrivait : lui, Finn le marin, le géant blond, pleurait comme un enfant ! Il imagina aussitôt le rire gras d’Etor ou de Gairon  – ses compagnons de beuverie  – s’ils avaient pu le voir. Mais les retrouverait-il jamais ? Etaient-ils au nombre de ceux qu’Arkenae avait emportés ? Pris d’une soudaine rage, il s’essuya le visage et tourna le dos à la mer. Ce geste précipité lui arracha une grimace de douleur et faillit le faire basculer par-dessus sa jambe gauche, raidie par une attelle.

Sur l’éminence dominant la cabane, endroit le plus éloigné des flots qui enserraient l’îlot granitique, poussait une végétation rude : des lichens qui commençaient à reverdir avec le début du printemps, quelques tubercules dont se nourrissait l’ermite, et des touffes d’une herbe folâtre, régal des chèvres. Bien au chaud dans son grand manteau raide de crasse, Agra était assis au sommet, adossé à une large pierre relevée qui le protégeait du vent ; son troupeau, constitué d’une demi-douzaine de bêtes, paissait tranquillement en contrebas, tandis que des mouettes criaient alentour en se disputant des morceaux de poissons. Il observait le marin qui claudiquait le long de la côte, à la limite de l’écume des vagues. La présence de cet intrus ne paraissait pas avoir beaucoup affecté la vie sur l’île : les seuls bruits que l’on pouvait y entendre demeuraient ceux émis par la nature : vent, ressac, cris d’oiseaux... Les rares dialogues entre les deux hommes s’instauraient le soir, autour du foyer. Agra y percevait bien le trouble qui montait dans l’âme du naufragé.

Finn se sentait un peu las. Il se demanda si ce premier bol d’air après plusieurs sertes de claustration lui avait fait plus de bien que de mal. Il s’arracha à cette contemplation morbide d’un horizon mal défini, où le gris des nuages et celui des vagues se confondaient, comme pour l’emprisonner dans une nasse. La tache sombre d’Agra qui dominait le paysage rocheux, attira son regard et il entreprit d’aller le rejoindre. La distance s’avéra plus longue qu’il ne l’avait cru en l’absence de repère. Il jurait en coinçant le fer rouillé de sa canne, entre les rochers disjoints et ne comprenait pas comment le vieil ermite pouvait se déplacer sur un sol aussi inégal. Il parvint au sommet de l’îlot, plus essoufflé qu’un fier marin d’Arkenand n’aurait du l’être et s’efforça de calmer son cœur affolé avant de s’asseoir à côté d’Agra. Il tâcha de ne pas se placer sous le vent à cause de l’odeur...

— Ce ciel chargé ne me plaît guère, Agra. Je crains qu’aucun vaisseau ne puisse venir me chercher avant longtemps.

— Le ciel n’est, semble-t-il pas, le seul à être lourd ces temps-ci, pas vrai ?

Le marin ne répondit pas. Fixant le sol avec une feinte attention, il fit rouler une pierre du bout de sa canne. Elle affola au passage un vieux bouc, qui partit chevroter sa rancune plus loin.

— Ton esprit me paraît bien chargé lui aussi, insista le vieux. On dit que les survivants d’une telle catastrophe ont souvent honte de n’être pas restés avec ceux qui les accompagnaient, comme s’ils se sentaient coupables de n’avoir pas, eux aussi, « fait le grand saut »... N’est-ce pas un peu ton cas ?

Finn grommela une réponse indistincte.

— Marins et guerriers sont pourtant des gens qui donnent et partagent. Ton attitude est celle de l’égoïsme : tu te replies sur toi-même, tu t’apitoies sur ton sort et ta gloire perdue, sans réaliser que ta survie, inespérée, doit avoir un sens ! Si tu es encore là, c’est que quelque chose  – ou quelqu’un  – l’a voulu.

Finn fixa sur Agra un regard bleu interrogatif, vaguement surpris. L’ermite se racla la gorge, puis :

— J’étais sorcier, vois-tu... Oh, pas un bon, ni un authentique. Juste un de ces sorciers humains, ou plutôt, un de ces hommes qui ont voulu toucher à la magie gâlahan. Rares sont ceux qui y sont parvenus...

« Bref, un jour les gens de mon village ont fini par ouvrir les yeux. Peut-être avais-je poussé la mystification un peu trop loin : peut-être avais-je moi-même fini par y croire... Toujours est-il qu’un elfe est arrivé chez nous. C’était un événement, car fort peu d’entre eux sortent de leur forêt, mis à part les Gris ; et encore, autour d’Ilversen où je vivais, n’avaient-ils pas coutume de s’aventurer. Tous ont cru que c’était un moine pilduiniste à cause de son grand manteau noir, mais aujourd’hui, je ne le pense plus... Il dit se nommer Gâladorn ; ce nom est resté gravé dans ma mémoire. « Au bout d’une serte, les habitants qui n’aimaient guère cette race ont voulu que je le chasse, que je lui fasse peur avec mes « pouvoirs ». Il avait élu domicile à la sortie du bourg, en lisière de la jungle. Personne ne savait ce qu’il y faisait mais, pour ma part, je pense qu’il cherchait quelque plante rare qui ne se trouve que sous les climats chauds et humides du sud d’Arkenae, sur le Comptoir d’Ilversen et dans les Terres Inconnues. J’ai donc monté l’un de mes stratagèmes préférés, un de ceux qui font beaucoup d’étincelles et de fumée. J’appelais ça « la foudre divine ». Mais en réalité, il s’agissait de mélanger au préalable des poudres connues de moi seul  – enfin presque  – et hop : le tour était joué ! Au passage, j’aurais peut-être réussi à lui griller la barbe et le capuchon. »

Agra semblait un gamin jubilant d’un bon tour joué à un quelconque souffre-douleur. Finn le dévisageait avec surprise, ne reconnaissant plus en lui le sage ermite de ces derniers jours. Une évidente réprobation, autant de la supercherie que de son aveu impudique, se lisait dans son regard : mages et magiciens, si humains fussent-ils, ne pouvaient être assimilés à de tels charlatans ! Il y avait un parfum de sacrilège dans les propos d’Agra.

— Et puis, rien ne s’est passé comme prévu, reprit-il : d’abord, lorsque je suis allé surprendre l’elfe, c’est lui qui m’attendait. Les notables du village m’ayant suivi, je n’ai pas voulu paraître ridicule, alors je n’en ai pas fait cas et j’ai déballé toute ma « science ». Mais le Gâlahan n’a eu ni barbe ni capuchon roussi ; il n’a même pas cillé lorsque ma mixture lui a explosé à la figure.

Agra s’interrompit un instant et baissa les yeux pour taquiner les cailloux avec le fer de sa canne, comme Finn venait de le faire. Celui-ci crut distinguer le voile du désespoir dans son regard jusque-là moqueur.

— Au travers de la fumée, Gâladorn m’a souri, comme on sourit à un enfant qui essaie de vous impressionner avec une plaisanterie prévisible. Il m’a fixé de ses yeux noirs en amande, puis a soufflé d’une voix chaude et profonde : Agra, mon ami, veux-tu vraiment connaître ce que l’on nomme la foudre divine ? J’étais stupéfait, au point de ne même plus pouvoir lui répondre.

— Et alors ?

Finn était pendu aux lèvres du vieil homme.

— Et alors, il m’a montré « la foudre divine »... Il a prononcé ces mots, ces paroles de Gâlahan qui datent de bien avant l’arrivée de l’homme sur ce monde, ces mots à la fois si durs et si doux, que peu d’humains savent reproduire. Un coup de tonnerre a fait trembler le sol. Gâladorn était face à nous, bras levés, son bâton pointé vers le ciel, et lorsqu’il l’a abattu un éclair nous a déchiré les yeux. Nous avons alors entendu des hurlements derrière nous : le village tout entier était la proie des flammes ! Un immense brasier ! Les gens affolés couraient, on entendait pleurer les femmes et les enfants comme si un cataclysme divin venait de s’abattre sur nous ! Mais nous restions figés de stupeur...

« Avant que nous ayons pu nous ressaisir, l’elfe s’est remis à dessiner de grandes arabesques dans l’air, de la pointe de son bâton. Il psalmodiait encore... « ces mots ». Une soudaine tempête nous a balayés et, en un battement de paupière, le feu qui rongeait nos maisons a été soufflé par la bourrasque. »

Les deux hommes paraissaient avoir oublié tout ce qui les entourait. Le prétexte même à leur conversation semblait envolé.

— Je me souviens de m’être relevé, couvert de poussière et de suie  – tout en était d’ailleurs recouvert — Les dommages causés au village étaient minimes : l’incendie surnaturel avait été trop bref. Puis, Gâladorn s’est approché de moi et m’a dit ceci : Agra, tu n’es qu’un de ces charlatans d’Humains. Un parmi beaucoup d’autres. Je vais simplement te laisser à la justice de ceux dont tu as trop longtemps profité. Mais un jour, sache-le, lorsque tu auras bien réfléchi à tes erreurs, tu verras venir à toi un homme miraculé et, ce jour-là, tu devras me servir. C’est alors la cause de Gâlaë que tu serviras... Adieu Agra.

— Et alors ? Qu’a-t-il fait ?

— Oh, rien ! Il est simplement reparti dans la forêt, sans doute pour y finir sa cueillette. Quant à moi, le conseil des sages du village m’a jugé, reconnu coupable de supercherie et surtout d’incompétence dans l’affaire qui nous avait opposés à l’elfe. Puis j’ai été transféré au port d’Ilversen pour être banni. L’histoire s’arrête là.

— Et penses-tu avoir de quelque manière, servi les Hommes ou les Gâlahans depuis ce temps-là ?

— Pas que je sache, mais aujourd’hui j’ai mon idée sur la question : que comptes-tu faire à présent, Finn le marin ?

— A quel propos ?

— Si ma mémoire est bonne, j’étais en train de te dire que tu as survécu à cette tempête parce que tu es placé sous quelque protection divine, n’est-ce pas ?

La mâchoire inférieure de Finn s’affaissa, lui donnant un air qui hésitait entre stupeur et bêtise.

— Je serais toi, Finn, j’irais au moins en rendre grâce à Pilduin. Je pense que c’est dans l’ordre des choses.

— Mais, je suis marin, pas dévot ! J’ai une pêcherie !

— Et alors ? Même les marins prient parfois, non ? Et puis ton affaire !

Sentiments et réflexions se bousculaient dans le cerveau du géant blond. Devant ses yeux, les flots d’Arkenae semblaient toujours réclamer un tribut, en venant se jeter sur les rochers de granit. Cette mer qu’il avait tant aimée, et tous ces amis qu’elle lui avait arrachés, avaient un message pour lui.

— Tu sais Agra... c’est vraiment très loin Pilduin, murmura-t-il à regret.

L’ermite resta muet.

— Je crois que j’ai encore besoin de parler à la mer. Le marin se leva pour descendre vers le rivage.

*

*    *

Le spectacle était d’une beauté irréelle : la colère d’Arkenae s’était tout à fait calmée depuis trois jours et la mer ne portait plus que de petites vagues qui venaient mourir sur la côte de l’îlot, dans le roulement du gravier. Les premiers rayons de Muk-Bar coloraient d’orange vif la brume qui planait au ras de l’eau. Dans le lointain, imprécis, Finn distinguait le mât du navire qui, la veille au soir, avait annoncé son approche par deux longs brames de sa come. Il tendait l’oreille pour percevoir les coups de rame de cette chaloupe que le léger brouillard l’empêchait de voir, mais qu’il attendait comme une délivrance.

Dès que l’horizon s’était éclairci, Agra avait accepté d’envoyer des signaux de fumée vers Arken, le principal port d’Iclade. Finn lançait ainsi par personne interposée un appel au secours pour qu’un vaisseau vienne le récupérer. Son état de santé s’améliorait doucement, bien qu’il fût encore loin de se passer de canne. L’entente entre les deux hommes était plutôt bonne, malgré l’odeur insupportable des chèvres et le menu unique que n’appréciait guère Finn  – la bière surtout lui manquait. Il se sentait de plus en plus poussé à prendre la route afin d’accomplir ce qu’il estimait désormais être son devoir.

Enfin, le clapotis des rames parvint jusqu’à lui. Il se retourna vers l’ermite qui se tenait légèrement en retrait sur un sol plus ferme que celui de la grève.

— Je te dois probablement une vie, Agra... Je ne sais pas si cette idée de pèlerinage à Pilduin était bien bonne, mais tu l’as solidement ancrée en moi. J’espère que je n’aurai pas à la regretter.

Agra ne répondit pas, se contentant d’un sourire entendu. Depuis sa confession, le vieux paraissait heureux, comme si un immense poids s’était envolé de ses épaules voûtées. La chaloupe sortit de la brume ; deux marins étaient à bord. L’idée de devoir reprendre la mer serra tout à coup le cœur de Finn : peur, regret et joie se mêlaient en un sentiment trop complexe pour l’exprimer.

— Ohé, sur l’îlot ! Nous sommes les marins du Poisson d’Argent d’Arken ; nous venons chercher le naufragé, cria l’un d’entre eux, à l’avant de la coquille de noix qui abordait.

Finn traversa en clopinant la grève caillouteuse. Les marins l’aidèrent à monter à bord tandis qu’Agra restait immobile sur les rochers qui surplombaient la côte. Une dernière fois, le géant blond se retourna :

— Fais-moi plaisir, Agra : quand tu trouveras assez d’eau de pluie, pense à te laver... Au moins si je dois revenir te voir un jour !

Les pêcheurs purent entendre distinctement le rire chevrotant du vieillard qui leva sa canne en signe d’adieu. Puis les rameurs dégagèrent leur embarcation et Finn s’assit douloureusement au fond.